Sortir du placard au bureau
Martine Roy travaille pour le bien-être des gais en milieu de travail
Marie-Claude Malboeuf
La Presse
Ce n’est pas parce que des centaines de personnes homosexuelles ou bisexuelles défileront à Montréal, demain, que révéler son orientation est devenu banal pour les gais. Encore moins au bureau. Le nombre de plaintes pour discrimination sur la base de l’orientation sexuelle en milieu de travail a subitement bondi l’an dernier. Les tribunaux venaient pourtant d’envoyer un message très clair aux Québécois, fini les blagues douteuses aux collègues.
Martine Roy s’en souvient comme si c’était hier. Quelqu’un, dans l’armée, avait entendu dire qu’elle fréquentait une fille. «On est venu me chercher dans le champ pour m’emmener dans un endroit inconnu et m’interroger pendant cinq heures. Quelques mois plus tard, on m’a dit qu’on n’avait pas le choix de me congédier pour homosexualité.»
Les temps et les lois ont bien changé depuis cet incident, survenu alors que Martine Roy sortait tout juste de l’adolescence. Mais les préjugés ne sont pas morts, dénoncent les porte-parole de la communauté gaie ainsi que certains chercheurs.
La preuve après une baisse presque constante depuis 10 ans, le nombre d’homosexuels qui se plaignent d’avoir été victimes de discrimination au travail a subitement bondi en 2010-2011 (voir tableau).
«Les études passées montrent qu’un très petit nombre de victimes portent plainte. Peut-être que la sensibilisation commence à porter ses fruits, que les gens se sentent maintenant mieux soutenus et tolèrent moins les abus», explique Line Chamberland, professeure de sexologie à l’UQAM et auteure d’une vaste recherche sur les gais en milieu de travail.
Même si les participants à son étude travaillaient la plupart du temps dans des milieux ouverts, leurs craintes étaient manifestes. Moins de 2 % d’entre eux ont dit cacher leur orientation à tous leurs parents ou à tous leurs amis. Au travail, en revanche, ils étaient environ 20 % à garder systématiquement le secret vis-à-vis de leurs patrons immédiats et de leurs subordonnés, et environ 30 % à divulguer cette information au compte-gouttes.
Dans les milieux plus masculins ou précaires, le silence total était encore plus fréquent.
«La crainte de nuire à sa carrière demeure la plus persistante de toutes, c’est le frein le plus fort pour la communauté. Le lundi, les gens se cachent derrière leur cravate», confirme Laurent McCutcheon, président de la ligne d’aide Gai Écoute.
Blagues interdites
L’an dernier, le Tribunal des droits de la personne a pourtant rendu un jugement sans équivoque les blagues à répétition sur l’homosexualité constituent du harcèlement. «L’humour ne peut servir de prétexte, de paravent ou de justification à une conduite discriminatoire, a tranché le tribunal. Selon les circonstances, il peut même constituer une forme particulièrement insidieuse de discrimination.»
C’est un résidant de Rivière-des-Prairies, contremaître dans un entrepôt, qui a décidé de se battre. Depuis des mois, un consultant en informatique de Delson le narguait en affectant une démarche efféminée et en zozotant. Il s’emparait aussi quotidiennement de l’interphone pour l’appeler Mado (comme le célèbre travesti), ou encore, déformer son prénom et son nom de famille en l’appelant Micheline ou Ginette.
Submergé par les mauvais souvenirs de sa jeunesse, son souffre-douleur a cessé de dormir et pensé au suicide.
Quelques années plus tôt, l’employée d’un Dunkin’ Donuts de Longueuil en était au point où, avant de se rendre au travail, elle se roulait en boule devant la porte en sanglotant. Une collègue avait découvert qu’elle vivait avec une autre femme. Elle l’avait aussitôt reniée et s’était empressée de transmettre cette information à la ronde.
Un habitué du restaurant, chauffeur de taxi, a ensuite refusé de se faire servir par «une fille à qui la seule chose qui manque, c’est une queue entre les jambes». Le patron a cessé de lui adresser la parole et a réduit ses heures de travail. Anéantie, la jeune femme a démissionné et s’est enfermée chez elle pendant deux mois. Encore aujourd’hui, elle ne participe pas aux activités sociales de son nouveau bureau et a pris la ferme résolution de ne plus jamais dévoiler son orientation sexuelle.
Même traumatisme pour un adolescent de 17 ans, renvoyé d’un salon de bronzage de Mascouche en 2007, sous prétexte qu’il s’agissait d’un «endroit respectable», que les clients se plaignaient de son «manque de virilité» et qu’il avait «un problème dans la tête».
Chacune de ces victimes a obtenu de 5 000 $ à 8 000 $ en compensation de ses souffrances psychologiques et du salaire qu’elle a perdu. Depuis sa création, en 1991, le Tribunal des droits de la personne a par ailleurs rejeté trois autres plaintes du même genre.
Les atteintes sont rarement aussi directes, explique Line Chamberland. Être «oublié» lorsqu’il est temps d’accorder des promotions pourrait par contre être plus fréquent, estime-t-elle. Une de ses recherches, encore inédite, démontre en effet que les hommes gais ou bisexuels sont nettement moins susceptibles de faire un bon salaire que les hétérosexuels. À titre d’exemple, 24 % des hommes hétérosexuels gagnent 60 000 $ et plus, contre 19 % des gais et 3 % des bisexuels.
Le coût du silence
Cela dit, se taire a aussi un prix. Dissimuler son orientation sexuelle est un choix exigeant, car il est souvent question de vie privée entre collègues. «Rester à l’écart risque d’être mal perçu, et se mêler aux autres est vidant, car cela suppose de ne pas s’embrouiller dans ses mensonges», souligne Martine Roy, qui milite activement pour que ses collègues gais puissent vivre plus ouvertement.
Son employeur, IBM Canada, fait figure de pionnier en matière d’acceptation de la diversité. Sa politique englobe l’orientation sexuelle depuis les années 60. Et les cadres qui sont homosexuels n’hésitent pas à le préciser dans leur profil publié sur le site web de la société.
Malgré tout, surmonter ses peurs peut être long, confie Sylvain Hogue, directeur du développement des services mondiaux de cette multinationale. Longtemps marié, père de trois filles, il a attendu trois ou quatre ans après sa séparation pour s’ouvrir à ses collègues. Dans l’intervalle, chaque mois, on lui demandait s’il avait rencontré une nouvelle femme.
«Le dire m’a libéré de façon incroyable. Je suis devenu beaucoup plus concentré, efficace et détendu», dit-il. Avant de le faire, il se sentait menteur et traître. «Mais les premières personnes auxquelles je me suis confié m’ont remercié de leur avoir fait confiance.»
«Comme nos collègues, on vit des bonheurs et des malheurs une nouvelle rencontre, le cancer de notre conjoint, rappelle sa collègue Martine Roy. Le sexe de la personne avec qui on les vit ne devrait pas être pertinent ni honteux. À la base, c’est une histoire d’amour.»
«Les gais disent souvent que leur orientation relève de leur vie privée, constate de son côté Laurent McCutcheon, de Gai Écoute. Oui, les relations sexuelles, c’est personnel, mais l’identité, ce n’est pas la même chose. C’est la base.»
Certains milieux sont pires
Tous les milieux ne sont pas égaux quand il s’agit d’ouverture aux homosexuels. Les domaines ouvriers ou fortement masculins (construction, mines, forêt, sport professionnel) sont les pires de tous, a constaté Line Chamberland dans une vaste étude sur le sujet.
«Il y a plus de problèmes dans les emplois qui supposent une proximité physique, où il y a des douches communes, par exemple», explique-t-elle.
«J’ai deux amis ingénieurs civils. Pour aller dans les chantiers de construction, ils se sont inventé des vies. Martin est devenu Martine et ainsi de suite. Quand le juron préféré de tes collègues, c’est «esti de fif», tu ne prends pas de risque», confirme le président fondateur des Célébrations de la fierté Montréal, Éric Pineault.
Les secteurs de l’aviation, de la restauration et de l’hôtellerie sont réputés plus ouverts. Tout comme la fonction publique et le secteur de la santé et des services sociaux, qui offrent de surcroît une sécurité d’emploi attrayante pour les minorités.
Il existe toutefois des exceptions. «Une amie est retournée dans le placard depuis qu’elle enseigne en première année, raconte Line Chamberland. Elle veut pouvoir caresser la tête des enfants sans devenir automatiquement suspecte. Les gais et lesbiennes qui travaillent avec des jeunes font face à toutes sortes de préjugés sur la pédophilie.»
***
Impact de l’homosexualité au travail
55% des Québécois (gais ou non) pensent que dévoiler son homosexualité au travail peut être nuisible pour une carrière professionnelle.
31% des Québécois disent avoir été témoins de comportements hostiles à l’égard d’une personne homosexuelle en milieu de travail.
80% des homosexuels disent entendre au travail des blagues offensantes envers les homosexuels en général (22% en entendent même souvent).
34% disent faire directement l’objet de blagues offensantes (4%, souvent).
35% se sentent rejetés (7%, souvent).
15% trouvent que cela nuit à l’exercice de leurs fonctions (4% souvent).
Sources: Homosexualité et milieu de travail, étude omnibus pancanadienne Léger Marketing/Gai Écoute, menée auprès de 1525 Canadiens en avril 2006. Gais et lesbiennes en milieu de travail, 2007, Line Chamberland, enquête menée auprès de 786 homosexuels en 2006 par Line Chamberland, de l’UQAM, et le collège de Maisonneuve.
***
Proportion d’homosexuels et de bisexuels qui cachent leur orientation dans la majorité des cas au travail (selon le sexe et l’interlocuteur)
Interlocuteurs | Total | F | H |
Collègues | 28% | 34% | 23% |
Supérieurs immédiats | 33% | 39% | 26% |
Subordonnés | 37% | 46% | 27% |
Source: Gais et lesbiennes en milieu de travail, 2007, UQAM et collège de Maisonneuve
Source cyberpresse.ca